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06 2022

  .  Par Camille MABI

Les coupures d’électricité : exercice normal du droit de grève ?

Les coupures d’électricité : exercice normal du droit de grève ?

Angers a été le théâtre d’une coupure d’électricité d’envergure le 2 juin dernier en raison d’un mouvement de grève au sein du gestionnaire du réseau de transport d’électricité (RTE).

Cette action, consistant à couper l’électricité temporairement, si elle peut paraître surprenante, est en réalité un usage bien ancré depuis plus d’un siècle dans les sociétés fournisseurs d’électricité.

Aussi historique soit-elle, cette pratique n’est pas sans poser questions tant les conséquences d’une coupure d’électricité peuvent être importantes : blocage de l’activité économique, impossibilité de faire des soins, feux de circulation éteints, blocage d’ascenseurs, coupures des réseaux téléphoniques.

Se pose alors la question de savoir si juridiquement, les salariés grévistes et le syndicat à l’origine de ces coupures pouvaient user de cet outil de travail dans le cadre de l’exercice de leur droit de grève ?

Face à cette problématique, la première question à se poser est de savoir si l’action s’inscrit dans le cadre d’une grève ou dans le cadre d’un mouvement collectif.

La différence est essentielle.

Si le mouvement ne répond pas à la définition précise du droit de grève – « une cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles » (Cass. Soc. 18/06/1996) – alors les actions menées qui consistent à couper l’électricité seront illicites. Tel est le cas lorsqu’il n’y a pas d’arrêt collectif et concerté de travail (Cass. Soc. 26 janvier 2000 n°97-15.291).

Dans cette hypothèse, l’employeur pourra alors user de son pouvoir disciplinaire face à ces agissements fautifs. La responsabilité du syndicat à l’initiative du mouvement sera également mise en cause plus facilement, le dommage ne résultant pas de l’exercice normal du droit de grève.

Si en revanche l’action menée s’inscrit dans le cadre d’une grève au sens de sa définition juridique, alors les salariés, et les syndicats, bénéficient d’une large protection.

  • S’agissant de la responsabilité des salariés grévistes

Par principe et de manière évidente, un salarié gréviste ne peut être sanctionné en raison de l’exercice normal du droit de grève (C. Trav. Art. L.1132-2). Par exception, seule une faute lourde peut justifier une sanction disciplinaire à l’encontre d’un salarié gréviste, et notamment un licenciement (C. Trav. Art. L.2511). Pour ce faire, l’employeur doit prouver que le salarié a commis personnellement une faute dans l’intention de lui nuire. Largement subjective, cette définition a amené la jurisprudence à déterminer les agissements pouvant constituer une faute lourde. Il en ressort que la faute lourde peut être envisagée à chaque fois que les agissements commis par le salarié gréviste peuvent s’apparenter à un délit : entrave à la liberté du travail, séquestration des dirigeants, violences, sabotage des machines, mise en danger de la vie d’autrui.

Ainsi, théoriquement, une coupure d’électricité pouvant mettre en danger la vie d’autrui, les salariés grévistes qui ont personnellement pris part aux actions de coupure d’électricité peuvent se voir sanctionner d’une faute lourde.

Reste qu’en pratique, il est très difficile voire impossible pour l’employeur d’imputer personnellement la coupure d’électricité à des salariés qui agissent sans qu’on puisse les identifier.

Cette situation a précisément été tranchée par la Cour de cassation. Ne pouvant prouver que les salariés grévistes avaient personnellement pris part aux actions de coupure d’électricité, la société RTE avait en revanche pu identifier et prouver que des salariés grévistes se sont introduits sans autorisation dans un local électrique. Sur ce fondement, la société RTE a sanctionné les salariés grévistes pour « présence non autorisée dans un local électrique ».  La Cour de cassation annule ces sanctions au motif que la seule faute reprochée aux salariés grévistes ne constituait pas une faute lourde (Cass. Soc. 10/02/2021 n°19-18903).

Il en ressort que, faute d’identifier les personnes qui ont provoqué la coupure d’électricité, la société RTE peinera à sanctionner personnellement les salariés.

Sauf à identifier les personnes concernées, sur le volet social il sera difficile pour l’employeur de prendre des sanctions. Qu’en est-il sur le volet pénal ?

L’employeur n’est pas démuni pénalement face à ce comportement. Il peut ainsi déposer plainte sur au moins trois fondements :

  • Délit pour mise en danger de la vie d’autrui passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 1 an et d’une amende pouvant aller jusqu’à 15.000 €. (C. Pénal art. 223-1) ;
  • Contravention pour intrusion et manœuvre non-autorisée sur un réseau électrique passible d’une amende qui peut s’élever jusqu’à 1.500 € (C. Energie art. R.323-37).
  • Délit de dégradations volontaires passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 2 ans et d’une amende pouvant aller jusqu’à 30.000 € (C. Pénal art. 322-1).

Cependant, là-encore, toute la difficulté pour la justice sera d’identifier les auteurs, coauteurs ou complices qui ont commis ces actes.

  • S’agissant de la responsabilité du syndicat à l’initiative de la grève

L’action en responsabilité contre les syndicats relève du droit commun de la responsabilité délictuelle. Pour que sa responsabilité soit engagée, il faut donc démontrer : une faute personnelle du syndicat ; une participation du syndicat à savoir des salariés adhérents aux actes illicites ; un lien de causalité entre l’éventuelle faute et le dommage subi.

S’agissant d’une coupure d’électricité, la Cour d’appel de Versailles (7/02/2006 n°03/06915) avait pu retenir que les coupures d’électricité portent manifestement atteinte à l’obligation d’assurer la continuité du service public. Ainsi, ces actes illicites engagent la responsabilité du syndicat qui a ou incite, en donnant des directives, à l’accomplissement de ces faits fautifs. Reste que, l’arrêt de la Cour d’appel sera cassé par la Cour de cassation pour s’être borné à donner des directives pour la journée de grève alors que les agissements fautifs avaient été accomplis après la fin de la grève (Soc. 14/11/2007 n°06-14.074).

En conséquence, là encore, l’employeur se heurtera à des difficultés probatoires. D’abord, il faudra apporter la preuve qu’un adhérent au syndicat à participer aux actes illicites. Ensuite, il faudra également démontrer une faute personnelle du syndicat (consignes, incitation, directives etc.).

Il en est de même de sa responsabilité pénale qui pourra être engagée, par exemple pour complicité, que si un adhérent a participé aux actes illicites et que le syndicat a apporté son concours à ce fait.

  • S’agissant de la responsabilité du fournisseur d’électricité

Enfin, qu’en est-il de la responsabilité du fournisseur ?

En cas de coupure d’électricité, l’entreprise fournisseur d’électricité engage sa responsabilité contractuelle. En effet, il ne peut fournir sa prestation de service, quand bien même l’origine provient d’un distributeur d’électricité.

Reste que l’entreprise fournisseur d’électricité pour se dégager totalement de sa responsabilité assimilent les coupures d’électricité en temps de grève à un cas de force majeure.

Si la jurisprudence a pu reconnaître qu’il s’agit bien d’un cas de force majeure (Cass. 1ère 24/01/1995 ; Cass. Mixte 4 février 1983), elle l’a aussi parfois exclu et condamné l’entreprise lorsque les coupures d’électricité sont intervenues dans un mouvement social de grande ampleur, qui n’était pas imprévisible au moment de la conclusion du contrat (Cass. 1ère Civ. 7 mars 1966 ; CA Toulouse 17 septembre 2013 n°12/00237).

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Dans ce contexte législatif et jurisprudentiel, nul doute que certains salariés grévistes continuent de prendre le risque d’utiliser – légitimement ou non – leurs outils de travail afin de faire pression sur l’employeur.

 

co-écrit avec Aurélien BOUTELOUP, élève-avocat