11
05 2022

  .  Par Camille MABI

Le retour par la fenêtre de la jurisprudence dite du « préjudice nécessaire » ?

Le retour par la fenêtre de la jurisprudence dite du « préjudice nécessaire » ?

Sortie par la porte à la faveur d’un arrêt de principe hautement commentée, la théorie du « préjudice nécessaire » est-elle revenue par la fenêtre à l’issue de plusieurs arrêts d’espèce ?

La théorie du « préjudice nécessaire » permet au salarié d’obtenir réparation sans avoir à justifier d’un préjudice, seulement d’un manquement de l’employeur. Dès lors, quand bien même le manquement n’avait finalement pas ou peu de conséquences sur le salarié, il pouvait bénéficier d’une indemnisation.

Par un important arrêt du 13 avril 2016 n°14-28.293, la chambre sociale de la Cour de cassation a mis fin à cette théorie vieille d’une trentaine d’années.

  • Depuis cet arrêt, par principe, le simple constat d’un manquement de l’employeur ne permet plus au salarié de percevoir des dommages et intérêts.

Le salarié doit rapporter la preuve de son préjudice comme un demandeur doit le faire en matière contractuelle ou en matière extracontractuelle (Cass. Ch. Mixte 6 septembre 2002 n°98-22.981).

Or, en appliquant une conception rigoureuse du droit civil au droit du travail, la chambre sociale a oublié les spécificités des relations de travail : le lien de subordination qui place le salarié en tant que partie faible au contrat.

Partant de ce constat, afin d’assurer une meilleure effectivité des droits des salariés et des obligations des employeurs, la chambre sociale n’a pas tardé à soulever des exceptions à la « disparition » en droit du travail de la théorie du « préjudice nécessaire ».

Ainsi, sans qu’il soit nécessaire d’en faire la preuve, le salarié a donc droit à réparation de son préjudice lorsqu’il est constaté :

  • Qu’il a perdu de façon injustifiée son emploi (Cass. Soc. 13 septembre 2017 n°16-13.578) ;
  • Que l’employeur n’a pas accompli les diligences nécessaires à la mise en place des représentants du personnel (Cass. Soc. 15 mai 2019 n°17-22.224 ; Cass. Soc. 17 octobre 2018 n°17-14.392)
  • Que la vie privée du salarié est atteinte (Cass. Soc. 12 novembre 2020 n°19-20.583) ;
  • Que l’intérêt collectif de la profession est atteint (Cass. Soc. 20 janvier 2021 n°19-16.283) ;
  • Que le droit à l’image du salarié est atteint (Cass. Soc. 19 janvier 2022 n°20-12.420) ;
  • Que la durée maximale de travail de 48 heures est dépassée (Cass. Soc. 26 janvier 2022 n°20-21.636). Dans ce dernier arrêt, au visa de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne, la chambre sociale reconnaît que le dépassement de la durée moyenne maximale, en privant le travailleur d’un repos suffisant, lui cause nécessairement un préjudice compte tenu de l’atteinte à la sécurité et la santé du salarié.

Est-on reparti pour une trentaine d’années de reconnaissance d’exceptions ?

L’avenir nous le dira, mais il est certain que ces reconnaissances naissantes ouvrent la porte à d’autres débats : quels pourraient être les critères permettant d’identifier les manquements générant un « préjudice nécessaire » ? La violation d’une liberté fondamentale par exemple, d’une règle édictée par un texte mais sans qu’une sanction ne soit prévue ou encore d’un droit d’une « importance particulière » reconnu par un texte européen dont pour des raisons d’effectivité, la méconnaissance impose une réparation pécuniaire, tel que le dépassement de la durée maximale du travail.

Bien que ces critères pourraient permettre de pressentir d’éventuels préjudices nécessaires, des zones grises demeurent. Qu’en est-il, par exemple, des droits garantis par le pacte international des droits économiques, sociaux et culturels, dont l’article 6-1 reconnait à chacun le droit de gagner sa vie par un travail librement choisi ou encore du droit à la santé du travailleur, dont la chambre sociale a dit depuis 2011 qu’il était au nombre des exigences constitutionnelles, en le rattachant notamment à l’article 11 du préambule de la Constitution de 1946.

Sortie par la grande porte, la théorie dite du « préjudice nécessaire » est bien revenue par la fenêtre et ne semble pas prête à s’arrêter en si bon chemin.

Co-écrit avec Aurélien Bouteloup, élève-avocat.